Un monument pour Aristide Briand à Paris

Un monument pour Aristide Briand à Paris, l’homme qui voulait faire les « Etats-Unis d’Europe »

À Paris, face à la place de la Concorde, entre le Palais-Bourbon et le ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères, se trouve un vaste monument en hommage à Aristide Briand. Pourquoi lui dans un lieu si fort symboliquement ? Passé dans l’oubli aujourd’hui, cet homme politique a pourtant été l’instigateur du rapproche franco-allemand et le précurseur de l’Union européenne.

Créer entre les peuples européens un « lien fédéral »

Aristide Briand (1862-1932) est une figure majeure de la IIIe République. Co-fondateur avec Jean Jaurès du parti socialiste français, c’est un républicain socialiste, proche de l’anarcho-syndicalisme dans sa jeunesse. Il a été longtemps député socialiste de Saint-Etienne, de 1902 à 1919. Il est connu pour avoir le rapporteur de la loi de séparation des Églises et de l’État (9 décembre 1905). Sa longévité ministérielle est exceptionnelle : il a été vingt-cinq fois ministre et onze fois président du Conseil (c’est-à-dire Premier ministre sous la IIIe République) entre 1903 et 1931. Surnommé « le Pèlerin de la Paix », son nom est surtout attaché à sa politique en faveur d’un rapprochement franco-allemand qu’il a conduite de 1926 à 1932, en tant que ministre des Affaires étrangères.

En 1924, il est désigné délégué à l’Assemblée générale de la jeune Société des nations (SDN) à Genève. A cette tribune, il développe ses thèses sur la sécurité collective, la culture de l’arbitrage et la création d’un véritable droit des relations internationales. C’est à Genève, en 1926, qu’il lancera cette apostrophe célèbre :

« Plus de guerres, plus de solutions brutales et sanglantes à nos différends ! Certes, ils n’ont pas disparu, mais désormais, c’est le juge qui dira le droit. Comme les individus, qui s’en vont régler leurs différends devant le magistrat, nous aussi, nous réglerons les nôtres par des procédures pacifiques. (…) Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons : place à la conciliation, à l’arbitrage, à la paix. »

Son bilan est éloquent. Il a été l’artisan du Traité de Locarno (16 octobre 1925) entre l’Allemagne, la Belgique, la France, la Grande-Bretagne, la Pologne, la Tchécoslovaquie et l’Italie. A Stresemann il déclare : « Vous êtes un Allemand, et je suis un Français. Mais je puis être français et un bon Européen. Et vous pouvez être allemand et bon européen. Deux bons Européens doivent pouvoir s’entendre. » L’Allemagne garantit ses frontières occidentales et renonce aux territoires qui lui ont été arrachés (Alsace-Moselle notamment). Grâce à lui, l’Allemagne est admise à la SDN (1926). Cet événement suscite un enthousiasme général. Avec son homologue, Gustave Stresemann, il obtient le prix Nobel de la Paix en cette même année 1926, le 10 décembre.


Gustav Stresemann, Austen Chamberlain, Briand en 1925
À son actif, il y a le Pacte Briand-Kellogg (août 1928), signé au quai d’Orsay : 14 pays renoncent à la guerre (dont la France, l’Allemagne et l’URSS). Le résultat de cette politique est éloquent : le 30 juin 1930, avec l’évacuation de la rive gauche du Rhin, il n’y a plus de contentieux entre la France et l’Allemagne. Malheureusement, la crise économique et l’avènement de l’hitlérisme vont tout bouleverser.

Ce que l’on retiendra de Briand, c’est la proposition qu’il fait à la SDN, le 5 septembre 1929, de créer les « États unis d’Europe » :

« Je pense qu’entre des peuples qui sont géographiquement groupés, comme les peuples d’Europe, il doit exister une sorte de lien fédéral. Ces peuples doivent avoir à tout instant la possibilité d’entrer en contact, de discuter de leurs intérêts communs, de prendre des résolutions communes. Ils doivent, en un mot, établir entre eux un lien de solidarité qui leur permette de faire face, au moment voulu, à des circonstances graves si elles venaient à naître. C’est ce lien, messieurs, que je voudrais m’efforcer de créer. »


Vers une Europe Nouvelle
Cette Union devrait pouvoir se faire, pense-t-il, « sans toucher à la souveraineté d’aucune des nations qui pourraient faire partie d’une telle association ». Il s’agit d’abord d’imaginer une « organisation rationnelle de la production et des échanges européens par voie de libération progressive et de simplification méthodique de la circulation des marchandises, des capitaux et des personnes ».

Un monument au 37, Quai d’Orsay à Paris

L’initiative de ce monument revient à la Société des amis d’Aristide Briand, au lendemain de la mort de l’homme politique, en septembre 1932. Un an après, il est décidé que l’emplacement sera devant le ministère des Affaires étrangères, actuellement 37, quai d’Orsay, dans le 7e arrondissement de Paris, dans un rentrant de la grille de façade. Une souscription nationale est lancée. Il faut trouver des sculpteurs. Un concours est ouvert en octobre 1933. Le projet doit comporter un bas-relief en bronze dédié à la paix et un buste ou statue d’Aristide Briand. Les maquettes doivent être remises à la fin de 1933. Les artistes statuaires ne se précipitent pas. Les propositions ne recueillent pas l’assentiment du jury. Le concours est déclaré infructueux. Un nouvel appel est mis en place. Le 9 juillet 1934, le projet de Henri Bouchard et celui de Paul Landowski étant très proches, le jury demande aux statuaires de réaliser un projet commun, étant noté que Paul Bigot sera désigné comme architecte. Briand est désigné pour la groupe central en ronde-bosse, Bouchard pour le bas-relief. Des difficultés financières ralentissent l’exécution du projet. Des divergences surgissent relativement à l’iconographie. Par exemple, Landowski voulait supprimer le bouclier. Le jury refuse. Auguste Bartholdi, à la fin du 19e siècle, avait également rencontré un problème avec l’utilisation du bouclier de son groupe statuaire La Suisse secourant les douleurs de Strasbourg pendant la guerre de 1870 ; il expliquait alors que le bouclier n’était pas une arme mais une égide dont la vertu était de protéger.

Printemps 1937 : le monument est enfin prêt. L’inauguration devait avoir lieu le 30 mai. Suite à des difficultés de dernière minute, elle est reportée au 13 juin 1937. La cérémonie est présidée par Yvon Delbos, chef de la diplomatie française de 1936 à 1938 (gouvernement Blum et Chautemps). La presse décrit une « foule immense » et note la présence du président de la République, des membres du Gouvernement et des représentants diplomatiques de 38 nations. Léon Blum, en tant que président du Conseil, a évoqué les grandes dates de la biographie de l’homme qui voulait mettre la guerre hors la loi. Il dira notamment :

« Pour aucun Gouvernement, la guerre n’est plus avouable   comme but ou comme moyen politique. Interrogeons les chefs de Gouvernement, interrogeons surtout les peuples. Tous répondront qu’ils se préparent contre la guerre… Voilà le changement… Le nom de Briand y restera toujours attaché. »

On aurait aimé le croire. Seul oubli dans le discours de Blum : l’Allemagne qu’un certain Hitler met sur les chemins du racisme, de la dictature et de la guerre.

Une vaste fresque allégorique en bronze

Il s’agit d’une vaste fresque allégorique assez convenue et naïve.


Le monument dédié au souvenir d’Aristide Briand
Le haut relief est une frise étroite qui présente le travail de la terre nourricière, avec des bœufs et un paysan qui laboure. A droite un troupeau de moutons conduit par un berger. Le mythe du « berger de la paix ». En dessous, le mot « PAX » au centre d’un halo lumineux ennuagé. En dessous, la fresque centrale. A droite, debout, tournant le dos à un arbre, le bras droit levé, Aristide Briand, en pèlerin. Il harangue une foule de femmes et d’hommes. Deux hommes seulement. Un ouvrier qui pose un marteau sur une enclume et un ancien combattant mutilé de la Première Guerre mondiale. Ils regardent Briand, comme les autres femmes, nettement majoritaires. Elles représentent la procession des nations à qui l’orateur enseigne le refus de la guerre. Au pied des deux hommes, une Mère est allongée. Elle tient un bébé dans ses bras qui, lui aussi, écoute la parole du faiseur de paix. Une petite fille est assise près de la mère. Ainsi, les hommes sont bannis de ce monument. Les hommes comme acteurs de la guerre et faiseurs de morts, qui s’opposent aux femmes qu’une mythologie, qui remonte aux auteurs grecs, a immortalisées en mères qui donnent la vie. Que l’on pense à Lysistrata d’Aristophane.

Devant cette fresque en bronze, un petit groupe statuaire composé d’une femme assise, un bouclier derrière son bras gauche. Elle pose la main droite sur un enfant. Une autre jeune femme est agenouillée et semble protéger l’enfant. Cet enfant pourrait être regardé comme l’emblème de la paix : fragile, il doit être protégé.

Le tableau est encadré par deux panneaux latéraux et une base horizontale qui comportent de nombreux textes. Ce sont des paroles qui ont été prononcées par l’homme politique. Leur lecture est rendue difficile par le fond sombre.

Des messages d’une étonnante actualité


L’inscription à la base du monument
La base du monument est flanquée de deux citations. La première, à gauche, est l’extrait d’un discours prononcé devant les anciens combattants à Gourdon le 14 juin 1931. Briand explique que la guerre est un mal que l’on peut neutraliser, comme les savants, croit-il, arrivent à maîtriser le cancer :

« Des savants luttent chaque jour pour nous préserver de la tuberculose, du cancer. Et la guerre, l’horrible guerre serait le seul mal contre lequel l’humanité se déclarerait impuissante ? Je ne veux pas le croire. »

La deuxième, à droite, est un extrait du discours prononcé devant les « poilus d’Orient » en 1927. Briand présente une France qui résiste à la tentation impérialiste et hégémonique au nom de l’intérêt universel de la paix :

« La France ne se diminue pas quand, libre de toute visée impérialiste et ne servant que des idées de progrès et d’humanité, elle se dresse et dit à la face du monde : Je vous déclare la paix ».

Quatre textes (ce qui est beaucoup trop pour l’attention du passant) occupent la bande latérale gauche. Le premier a été prononcé par Briand en 1927 à la quatrième conférence interparlementaire. L’auteur veut montrer que les travailleurs français et les paysans sont pacifiques :

« Si vous avez su écouter ce murmure que fait la France aux champs, à l’atelier et dans les docks, vous connaissez la voix d’un grand peuple au travail et vous pouvez témoigner tout haut de son ardent désir de paix. »

Le deuxième texte tend à montrer que Briand n’était pas un pacifiste inconditionnel, prêt à se soumettre à n’importe quel rapport de force. Il savait que la paix, n’était pas une chose naturelle entre les hommes, est un combat et qu’il faut l’organiser. En 1929, devant la Chambre des députés, il déclare :

« Il ne suffit pas d’avoir horreur de la guerre. Il faut savoir organiser contre elle les éléments de défense indispensables. Mon pays peut le faire sans avoir à abandonner une politique de paix. »

Le troisième texte latéral gauche est un discours prononcé au Sénat le 25 mars 1930 qui porte sur la même thématique :

« Il importe essentiellement en politique internationale de ne jamais démunir son pays des moyens dont il peut avoir besoin, non pas seulement pour lui mais pour la communauté des nations solidaires. »

Dans le quatrième texte, nous sommes à Genève, à la SDN, le 30 septembre 1930. Briand explique que le désarmement ne peut se faire au détriment de l’impératif de sécurité pour les peuples :

« Non les peuples ne doivent pas désarmer pour que se préparent de nouvelles guerres, mais ils doivent continuer leurs efforts de désarmement dans des conditions de sécurité telles qu’il n’y ait pas de dupes ni de victimes. »

Passons au panneau latéral de droite. En 1927, Briand plaide en faveur de l’établissement d’un droit international :

« Il s’agit de fonder la paix du monde sur un ordre légal, de faire une réalité de droit de cette solidarité internationale qui apparaît comme une réalité physique. »

Le deuxième texte est un discours énoncé à la 10e Assemblée de la SDN, le 5 septembre 1929. Briand explique que ce droit doit pouvoir se faire respecter par la création d’institutions arbitrales, à l’instar de la justice civile entre les hommes :

« Les hommes se sont donnés des juges pour éviter de se battre sur des questions d’intérêt. Les nations peuvent bien s’en donner pour éviter d’ensanglanter des champs de bataille. (…) Il n’y a pas de honte pour un pays qui croit avoir raison à proposer d’aller devant des juges qui diront où est la vérité, où est la justice. Chaque fois qu’une nation peut faire l’économie d’une guerre, elle remporte une victoire. »

La dernière citation rappelle que Briand a été un homme engagé à gauche dans la première partie de sa carrière. La paix internationale passera aussi par la paix sociale, comme il le dit le 13 novembre 1930 à la Chambre des députés :

« Telle est la portée de notre politique d’organisation de la paix qu’elle tend à assurer non pas seulement la paix entre nations mais aussi la paix sociale. »

Briand, ou l’incompris de la mémoire française


Réprésentation d’Aristide Briand sur le monument
Un monument n’est pas une garantie contre l’oubli ou la juste appréciation que la postérité retiendra de l’action conduite. Après les ferveurs qu’elle lui porta, la France oublia vite Aristide Briand. Pourtant, il a droit à place de choix dans le patrimoine européen.

Les efforts d’Aristide Briand n’ont pas pu être couronnés de succès. Un an après sa mort, c’est l’avènement de Hitler en Allemagne et la marche inéluctable vers la guerre européenne.

On va, contre toute raison, lui imputer les défaillances de la XXe République face au péril nazi et le rendre responsable d’un certain esprit de compromission à l’égard de l’Allemagne et de suivisme à l’égard de l’Angleterre. Il se serait fait rouler par Stresemann. L’extrême droite française ne va cesser de le poursuivre de sa haine, le traitant, comme Lucien Daudet, d’« épluchure de mauvais lieu ». Les autres hommes politiques l’accusent de faiblesse, comme André Tardieu qui parle à ce égard de « politique du chien crevé au fil de l’eau ». Ce monument sera déserté, à quelques exceptions près. On lui oppose Clemenceau, le « Tigre », emblème de la France courageuse et victorieuse. Face à Clemenceau, Briand serait le faible. Même Poincarré, l’homme de l’intransigeance face à l’Allemagne, est mieux considéré que lui. Le grand historien des relations internationales, Jean-Baptiste Duroselle, est très sévère à l’égard de son « romantisme » irréaliste et de sa foi en la SDN. Il reprend ce mot de Clemenceau à propos de la SDN (et donc de Briand) : « Rien ne pouvait mieux convenir à notre verbeuse apathie ». Le pacte Briand-Kellog, selon l’historien, aurait été « incroyablement utopiste », tel « le coup d’épée dans l’eau ».

C’est sous la présidence de François Mitterrand, qui correspond à une nouvelle dynamique de la construction européenne, que Briand est remis à l’honneur. Il est de nouveau rétabli dans son statut de « visionnaire ». En 1981, pour lutter contre l’absence du « pèlerin de la paix » dans la mémoire collective européenne, l’auteur du fameux Silence de la mer, Vercors, ose écrire une fausse autobiographie de Briand : Moi Aristide Briand. Essai d’autoportrait (Plon). Son livre, il le voit comme « une stèle à son souvenir ». Il rappelle qu’Aristide Briand, comme Clemenceau, sut être un homme de guerre : « Il y a un temps pour tout : quand l’heure est à la guerre, Briand fait la guerre avec clairvoyance, ténacité, fermeté ; quand l’heure est à la paix, Briand est au service de la paix ».

Aristide Briand n’était pas un idéaliste béat ou un doux rêveur, comme ses adversaires aimaient tant à le dire. Ce « faiseur » de paix savait qu’il fallait d’abord construire un environnement (juridique, diplomatique, international, social) favorable au développement des relations pacifiques entre les Etats. C’était un pragmatique, comme l’exprime très bien cette formule de lui : « La politique est l’art de concilier le désirable avec le possible ». Mais c’est aussi un visionnaire, annonciateur de « l’Union européenne ». L’Europe qu’il a rêvée ressemble fortement à notre Europe d’aujourd’hui.

Robert Belot

Bibliographie

Bariéty, Jacques (dir.), Aristide Briand, la Société des Nations et l’Europe, 1919-1932, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2007.

Baechler, Christian, Gustav Streesemann (1878-1929). De l’impérialisme à la sécurité collective, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1996.

Garcia, Claire, La statuaire publique en France pendant l’entre-deux-guerres : réalités et enjeux, thèse soutenue à l’université Paris 10, 2012.

Lefrançois, Landowsky. L’œuvre sculptée. CREAPHIS Editions, 2009.

Vercors, Moi Aristide Briand. Essai d’autoportrait, Paris, Plon, 1981.

Oudin, Bernard, Aristide Briand. La paix : une idée neuve en Europe, Paris, Robert Laffont, 1987.

Unger, Gérard, Aristide Briand, le ferme conciliateur, Paris, Fayard, 2005.

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