Le chocolat, un patrimoine européen ?

Le chocolat, un patrimoine européen ?

Le chocolat est un produit alimentaire obtenu à partir du cacao. Délice des enfants, il a la particularité de donner à voir un monde bipolarisé entre ceux qui cultivent la matière première mais ne fabriquent et ne consomment que très peu de chocolat, et ceux qui fabriquent et se délectent de cette douceur sans pour […]

Image de carreau de chocolat

Le chocolat est un produit alimentaire obtenu à partir du cacao. Délice des enfants, il a la particularité de donner à voir un monde bipolarisé entre ceux qui cultivent la matière première mais ne fabriquent et ne consomment que très peu de chocolat, et ceux qui fabriquent et se délectent de cette douceur sans pour autant produire le cacao. On le trouve sous deux formes principales : en poudre ou solide (tablettes, desserts et pralines). Si la poudre de cacao est bien un aliment d’origine et de tradition précolombiennes (boisson énergisante épicée, amère et non sucrée), la fabrication du chocolat (boisson mousseuse sucrée ou produit solide à croquer) se développe et se diffuse d’abord en Europe. Une tradition, des gestes techniques et une évolution vers un goût européen en font aujourd’hui, à défaut d’être un produit européen, un patrimoine culinaire européen.

Description du chocolat en Europe aujourd’hui

Selon l’ICCO (International Cacao Organization), la production mondiale de cacao est de 4 millions de tonnes par an (2016), soit plus de 127 kilos par seconde (Sources : www.planetoscope.com). La consommation moyenne de chocolat (sous toutes ses formes) est de 1,87 kilos par habitants et par an en Europe. Les Européens sont donc les premiers consommateurs de chocolat dans le monde bien au-dessus de la moyenne mondiale de 0,53 kg par personne et par an, devançant largement les autres continents : 1,20 kg en Amérique, 0,13 kg en Afrique et 0,11 kg en Asie / Océanie. Les Suisses sont les plus gros consommateurs de chocolat avec 12,3 kg par an et par habitant. La France arrive en 11e position avec 7 kg (2015, sources : www.planetoscope.com).

La transformation du cacao en chocolat est réalisée par des industries chocolatières multinationales dont la principale est la compagnie américaine Mars. Néanmoins la plus grande chocolaterie au monde est européenne. Avec plus de 900 tonnes de gourmandises chocolatées fabriquées par jour et ses 125 hectares d’ateliers de production, l’usine de Weize (Belgique) du groupe Barry Callebaut fournit la plupart des professionnels (chocolatiers, pâtissiers…) du monde. En Europe, l’Allemagne est le leader des producteurs de produits chocolatés (1,36 milliards de tonnes), loin devant la France (439 000 tonnes), l’Italie (312 000 tonnes), le Royaume-Uni (285 000 tonnes), la Pologne (200 000 tonnes), la Belgique (187 000 tonnes), la Suisse (151 000 tonnes). L’ensemble de ces données chiffrées est une synthèse des informations présentes sur le site web de l’ICCO et dans l’ouvrage de N. Harwich.

Présentation historique et évolution

Un produit made in Europe ?

Le chocolat va connaître une histoire riche et tumultueuse d’abord amérindienne par naissance, espagnole par découverte puis européenne par diffusion, transformation et création.

De la découverte espagnole du chocolat…

Avant sa découverte par les Espagnols lors de l’expédition de Christophe Colomb en 1502, le cacao a une histoire uniquement amérindienne (Mayas et Aztèques). Son arrivée à la cour en 1502 passe alors inaperçue. La préparation de cacao bu par les Aztèques était très amère et n’a pas plu au premier abord aux Espagnols : on dit que Cortès dégusta pour la première fois une boisson cacaotée lors d’une réception donnée par l’empereur Moctezuma. Si le goût est pour lui détestable, il voit en ce produit nouveau une sorte de super-aliment aux propriétés énergisantes médicinales très intéressantes. Il apportera donc à Charles Quint en 1524 des fèves de cacao qu’il présentera pour ses qualités revigorantes. L’histoire européenne du cacao et bientôt du chocolat peut débuter.

La première cargaison commerciale de fèves en provenance de Vera Cruz pour Séville a lieu en 1585. Dès lors la consommation va se développer après une modification de la recette : on ne consomme désormais plus des fèves écrasées que l’on dissout dans de l’eau froide, mais du « chocolat » produit à partir de fèves écrasées, de sucre et parfois de la cannelle que l’on fait fondre dans de l’eau bouillante.

Dès 1568, les Espagnols produisent en Amérique du Sud leurs propres fèves grâce aux plantations qu’ils y installent. Ce premier pas en Europe est donc espagnol. Le chocolat reste alors inconnu des autres Européens comme en atteste cette anecdote assez répandue et que l’on retrouve dans la littérature foisonnante sur l’histoire du chocolat : en 1579, des pirates anglais brûlent un navire marchand espagnol rempli de fèves de cacao, frustrés de ne pas trouver d’or mais uniquement ce qu’ils croient être des excréments de moutons séchés.

… à la diffusion dans les monastères et cours européennes…

En Europe, c’est l’Église qui va s’intéresser à ce produit et transformer sa préparation. Les premiers chocolatiers sont des moines. Ils vont adoucir le goût de cette boisson en ajoutant le sucre et la cannelle, en supprimant l’usage du piment et du poivre courants dans la recette aztèque, et la rendre plus agréable en la faisant mousser. Selon N. Harwich, ce sont ces moines missionnaires ont inventé un nouvel ustensile : la chocolatière. Le secret de la recette se diffuse depuis l’Espagne vers la France puis le reste de l’Europe via les monastères. La boisson est bue et est fortement appréciée pendant les offices religieux. Ce produit devient assez important pour que le Pape Pie V légifère en 1569 : au grand bonheur de ses adeptes et défenseurs, le cacao ou chocolat chaud ne rompt pas le jeûne (il s’agit d’une boisson et non d’un aliment solide).

La consommation du cacao se répand très vite : en Italie par le voyageur et commerçant florentin Francesco Carletti (1573-1636), au Royaume-Uni en 1648 par le moine dominicain Thomas Gage (1597-1656) qui rapporte des fèves de Chiapas (Mexique). La boisson connait un fort succès, on la retrouve d’ailleurs dans les écrits de Tirso de Molina. Néanmoins selon N. Harwich, cela reste une boisson de luxe : seules 120 tonnes de cacao sont importées durant la première moitié du XVIIe siècle.

Rien d’étonnant à ce que le deuxième vecteur de diffusion et de création chocolatières soit les cours royales européennes. Les possessions de la Couronne d’Espagne sont les premières touchées : Turin, Livourne, Naples, Pérouse et Venise deviennent des hauts lieux de consommation. Les marchands italiens diffusent ce produit durant tout le XVIIe siècle en Europe centrale et dans l’Empire Ottoman.

C’est en 1615 que le chocolat entre à la cour de France par le mariage entre Louis XIII et la princesse espagnole Anne d’Autriche, fille de Philippe II d’Espagne. On raconte qu’elle apporta avec elle des fèves de cacao et des domestiques capables de faire un chocolat mousseux… de peur de ne trouver aucun domestique à la cour de France maîtrisant ce savoir-faire. On consomme alors le chocolat avec de la vanille, des clous de girofle et du sucre.

Le chocolat est implanté en Martinique où Marie Thérèse d’Autriche (Espagnole), épouse de Louis XIV demande de développer des plantations dès 1660. En 1659, Louis XIV accorde à David Chaillou une « autorisation royale » pour ouvrir la première chocolaterie à Paris.

Introduit dans les cours européennes, la mode du chocolat se répand dans l’aristocratie. Ainsi, dès 1657, les premières maisons anglaises de chocolat, « Chocolate houses » sont ouvertes : ce sont alors des lieux d’échanges politiques entre hommes. Selon N. Harwich : « Le siècle des Lumières sera, du moins pour l’Europe, celui de la consécration du chocolat. »

… d’une recette et d’une pratique au goût européen

Au XVIIIe siècle, le chocolat reste essentiellement un produit pour la noblesse et la bourgeoisie européenne. Lavoisier (en charge du Ravitaillement) à Paris pendant la Révolution comptabilise alors une consommation de 120 tonnes par an de chocolat soit 200 g par Parisien (Harwich). Le chocolat n’est alors qu’un produit quasi brut qui nécessite des opérations de transformation par les domestiques (qui doivent le râper et le faire mousser). La recette est au goût européen, adoucit par les moines grâce au sucre, à la vanille et à la cannelle. La dégustation se fait dans les salons en suivant un nouveau rituel : il se s’agit plus de fortifier les guerriers aztèques mais de revigorer et d’éveiller les sens de la bourgeoisie. On parle alors d’aliment « santé » qui permet de lutter contre la fatigue.

En deux siècles les Européens ont donné naissance à un produit revisité à la mode européenne tant par la recette que par la création d’objets spécifiques pour la préparation et la consommation de la boisson chocolatée.

On voit alors apparaitre en Europe des ustensiles nouveaux dédiés au chocolat. La chocolatière est un syncrétisme entre les objets utilisés par les autochtones et les premières cafetières. Il s’agit d’une cruche dotée d’un moulinet ou moussoir pour faire mousser le chocolat. L’Alimentarium (Vevey, Suisse), conserve dans ses riches collections des chocolatières, comme cet exemplaire de 1850 : https://www.alimentarium.org/fr/collection/chocolatière-laque, des moussoirs comme cet exemplaire : https://www.alimentarium.org/fr/collection/moussoir-à-chocolat.

La consommation du chocolat obéit alors à un rituel de dégustation imposant l’utilisation de tasses à chocolat, à bords haut, différentes des tasses à café. On va jusqu’à inventer et modifier la physionomie des tasses pour améliorer la dégustation. Ainsi en 1750, la Manufacture de Meissen en Allemagne fabrique une tasse dite « tasse trembleuse ». L’ajout d’une sorte de sur-soucoupe rend la tasse plus stable lorsque l’on remue. L’Alimentarium dispose dans ses collections d’un exemplaire : https://www.alimentarium.org/fr/collection/trembleuse-meissen.

Jusqu’au XIXe siècle le chocolat est un luxe consommé par une élite européenne. Il va devenir un produit populaire en Europe grâce à l’industrialisation et la mise en place d’une course à l’innovation technique européenne mais surtout le passage d’une boisson à un aliment à croquer.

Un produit technique européen

Jusqu’au milieu des années 1700, malgré les améliorations apportées par les moines, le chocolat était fabriqué quasiment de la même manière que par les anciens Mayas : broyage de la fève et mélange avec de l’eau. L’industrialisation va apporter toute une série d’innovations technologiques qui vont changer la physionomie et le goût de l’aliment pour créer le nouveau produit que nous connaissons aujourd’hui. L’inventivité et les innovations techniques donnent en quelque sorte naissance au chocolat européen. Toute une série d’invention va modeler en un siècle ce chocolat européen. La chronologie non exhaustive ci-dessous retrace cette aventure technique européenne.

Date

Invention

Pays de l’invention

1732

Dubuisson invente une table horizontale chauffée pour broyer. Il crée une chocolaterie à vapeur.

France

1778

Doret invente une machine hydraulique pour broyer et malaxer permettant de transformer les fèves de cacao en pâte.

France

1811

Poincelet, met au point un prototype de mélangeur de pâte de cacao grâce à la Société pour l’Encouragement de l’Industrie Nationale.

France

1819

François Pelletier met au point, à Paris, une pompe à vapeur de quatre chevaux qui anime un appareil à fabriquer de la pâte de chocolat (75 kg de chocolat en 12h = travail de 7 ouvriers). Elle est très vite utilisée par Menier, Suchard et Cailler.

 

 

France

1828

Martin Lehmann développe un procédé de fabrication du chocolat en poudre grâce à une presse hydraulique capable de séparer le beurre de cacao.

Allemagne

1829

Coenraad Van Houten, un chimiste néerlandais améliore ce système de presse pour extraire le beurre de cacao. Il ajoute des sels alcalins au chocolat en poudre afin d’améliorer sa solubilité. Ce processus est appelé « dutching ».

Pays-Bas

1839

Hermann développe une machine pour le broyage du cacao.

France

1847

Fry invente le chocolat moulé en tablette.

Royaume-Uni

1875

Daniel Peter invente le chocolat au lait grâce à l’ajout de lait condensé.

Suisse

1879

Rodolphe Lindt en 1879 met au point le conchage : il invente une machine qui pétrit la pâte jusqu’à 72 heures pour la rendre homogène.

Suisse

1895-1900

Jean Neuhaus commence à enrober des noix dans du chocolat. Il développe la technique du trempage avec des machine d’enrobage.

Belgique

1912

Jean Neuhaus améliore la technique des chocolats moulés ou pralines (preh leens) en garnissant des coques en chocolat.

Belgique

À travers ce rapide parcours dans l’histoire technique de la fabrication du chocolat, on se rend compte de l’importance des échanges et apports de chaque invention pour permettre de créer le chocolat tel que nous le connaissons aujourd’hui. Le XXe siècle fera basculer le chocolat dans une nouvelle ère : le chocolat devient un produit de consommation courante en Europe, plébiscité par les enfants mais aussi les adultes. Son histoire devient dès lors davantage mondiale qu’européenne. 

Une histoire de rencontres en Europe

L’étude de l’histoire des techniques chocolatières et des recettes met en avant l’importance des réseaux européens. Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle en quelques années, des manufactures ouvrent dans les principales villes européennes en utilisant les procédés novateurs qui apparaissent et se complètent partout en Europe. Les États-Unis suivront d’ailleurs le même développement en s’inspirant des manufactures chocolatières et des inventions européennes mais plus tardivement : en effet en 1786 on trouve seulement 3 chocolateries à New York et 4 à Philadelphie (alors capitale).

Le chocolat est donc européen par la diffusion (volontaire ou non) des techniques. Ainsi, George Cadbury expliqua-t-il, qu’il avait entendu parler de la presse hydraulique inventée par Van Houten pour extraire le beurre de cacao et en rapporta une en 1866 après un voyage aux Pays-Bas. C’est grâce à l’usage de ce procédé qu’il va pouvoir à son tour innover et inventer le chocolat à croquer.

Les chocolatiers voyagent et s’inspirent des techniques et recettes de leurs confrères, réalisant en quelque sorte des Grands tours. Aussi quand Eugène Weiss, d’origine alsacienne, s’installe à Saint-Étienne en 1881 pour travailler avec le pâtissier-chocolatier Émile Gerbeaud, il s’est déjà formé avec son frère en Europe centrale : Vienne et Budapest puis Genève. Son frère, Léon s’installe quant à lui en Angleterre. Émile Gerbeaud (1854-1919), fils et petit-fils de pâtissier d’origine suisse, va parcourir l’Angleterre, l’Allemagne et la France pour se former. En 1879 il s’installe à Saint-Étienne. Chocolatier et pâtissier de renom, Émile Gerbeaud est contacté en 1882 par Henrik Kugler, considéré comme le meilleur pâtissier de son époque. Sans descendance, H. Kugler souhaite qu’il prenne sa relève. Émile Gerbeaud s’installera à Budapest en 1884. Les hommes et les idées voyagent à travers l’Europe pour créer des gourmandises chocolatées inspirées par des recettes et des techniques partagées.

La valeur patrimoniale

Dans Le don du patrimoine (2006), Jean Davallon montre bien que pour parler d’un patrimoine, cette interrelation entre l’objet/produit et l’homme, dans une dialectique d’appropriation est indispensable. Le chocolat naît et se diffuse en Europe. L’histoire de ce produit alimentaire est un témoin des évolutions techniques et sociétales. Il est le produit de l’histoire européenne.


Chocolaterie Noisiel, UNESCO
Objets publicitaires (pensons aux célèbres publicités Menier), manufactures chocolatières (classement au titre des Monuments Historiques en France et classement UNESCO de la Chocolaterie de Noisiel), objets de consommation (tasses, mousseurs…) et machines de production de chocolat font aujourd’hui partie de notre patrimoine. Les labélisations de type Entreprise Patrimoine Vivant (Label EPV par exemple pour le chocolat Weiss ou Valrhona en France), Monument historique, Site UNESCO, mais aussi les très nombreux musées en Europe (notamment le célèbre Alimentarium Nestlé de Vevey en Suisse) montrent l’attachement tout particulier des Européens pour le chocolat sous ses différentes formes. La culture du chocolat européen se manifeste aussi dans la littérature : pensons à l’ouvrage de l’écrivain anglais Roald Dahl, Charlie et la chocolaterie (1964) rendu célèbre par le cinéma américain. Aussi au-delà des querelles sur l’origine nationale du meilleur chocolat (Belge ? Français ? Suisse ? Autrichien ? Italien ? Espagnol ?…), il convient de garder en mémoire l’histoire technique et culturelle profondément européenne de ce produit.


Chocolatière (Alimentarium)
Le chocolat n’est pas seulement un aliment. Au même titre que la madeleine de Proust, le chocolat est une aussi une matérialisation de la mémoire, un produit affectif. Le goût et la texture rendent compte de pratiques culturelles différentes. Et c’est bien souvent hors d’Europe, que l’on se rend compte qu’il existe un goût européen du chocolat.

Bibliographie et webographie

Barel Michel, Du cacao au chocolat L’épopée d’une gourmandise, Éditions Quae, 2009, 152 p.

Coe D. Sophie et Coe D. Michael, The True History of Chocolate, Éditions Thames & Hudson, Londres, 2003, 280 p.

Davallon Jean, Le don du patrimoine : une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris, Lavoisier, 2006, 222 p.

Dubosc Marie, Eugène Weiss. Le chocolat depuis 1882, Édition du Miroir, 2002, 171 p.

Grivetti Louis E. et Shapiro Howard-Yana, Chocolate: history, culture and heritage, Hoboken, Wiley, 2009, 975 p.

Harwich Nikita, Histoire du chocolat, Édition Desjonquères, Paris, 2008, 312 p.

Moss Sarah, Badenoch Alexander, Chocolate: a global history, Reaktion books, 2009, 135 p.

www.icco.org/

www.planetoscope.com

www.alimentarium.org

Creative Commons BY 4.0