Le Chambon-sur-Lignon : terre de Justes et lieu de la mémoire européenne de la guerre
Le titre de « Justes parmi les nations » a été créé en 1953 par la Knesset – parlement israélien – pour être décerné aux personnes non-juives « qui ont risqué leur vie pour venir en aide à des Juifs ». Cette distinction a été mis en œuvre par l’Institut Yad Vashem à partir de 1963. Mais il a fallu attendre les politiques mémorielles des années 2000 pour que les pays européens s’emparent, à des degrés divers, de patrimoine du meilleur au temps du pire. La figure du Juste devient ainsi une catégorie « positive » pour parler de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah, au moment où le Conseil de l’Europe institue le 27 janvier « journée de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l’humanité ». Le Chambon-sur-Lignon et des villages environnants sont un cas unique en France et en Europe (avec le village de Nieuwlande au Pays-Bas) de sauvetage collectif. Les Justes sont devenus un patrimoine européen.
Un territoire d’accueil et de refuge
Le plateau du Chambon-sur-Lignon est situé en Haute-Loire, dans la région Auvergne-Rhône-Alpes.
Le Chambon-sur-Lignon et ses alentours se situent sur un plateau à une altitude d’environ 1 000 mètres, un territoire à majorité protestante, où depuis le début du siècle, touristes et enfants profitent du bon air. À côté des villages avec leurs nombreux hôtels, le Chambon est une station familiale où se côtoient « pensions de famille » et « homes pour enfants ». Dès juin 1940, l’armistice et l’internement des juifs étrangers sont dénoncés par les pasteurs du Chambon, André Trocmé et Edouard Théis, tandis que le pasteur Charles Guillon, maire du village, démissionne pour ne pas être un « maire de Vichy » et se consacre à l’aide aux réfugiés. Grâce à sa connaissance des organismes internationaux à Genève où il est secrétaire général de l’Union Chrétienne de Jeunes Gens (UCJG), un organisme international chrétien, il obtient des financements pour les maisons ouvertes au Chambon.
Des personnes venant d’Europe, des États-Unis et d’Afrique, en contact avec des organismes internationaux de secours, organisent la sortie des camps d’internement de la zone sud : « Il y avait environ 30 étudiants. Et parmi eux, Kurt Muëllner, Egon Grüenhut et Walter Basnitski, tous des anciens de Mannheim. C’était un peu comme les Nations Unies en réduction : Espagne, Allemagne, Pologne, Autriche, Lituanie et Tchécoslovaquie. » L’Europe en guerre trouve refuge au Chambon. À partir de 1941, avec l’aide d’organismes de secours et l’autorisation de la préfecture, ces pasteurs favorisent l’ouverture de maisons au Chambon pour accueillir des internés de la zone sud (enfants, adolescents et étudiants, mères et personnes âgées, juifs étrangers, antinazis et républicains espagnols). Des maisons d’enfants existent déjà, d’autres ouvrent pour recevoir des enfants vulnérables, parmi eux des juifs sortis des camps ou placés par des organismes de secours ou encore par leurs propres parents.
Mais durant l’été 1942, l’organisation des rafles dans la zone sud rend particulièrement vulnérable ces « résidences surveillées » où se trouvent de nombreux juifs étrangers. Les villages alentours, hameaux, fermes isolées permettent de les disperser. Les pasteurs, instituteurs, secrétaires de mairie, gendarmes, fermiers, médecins, hôteliers et responsables de pensions, de toutes confessions, tous contribuent de manière plus ou moins active au sauvetage. Cette résistance civile et spirituelle devient progressivement clandestine. Désormais les réfugiés doivent être munis de faux papiers, les plus vulnérables exfiltrés vers la Suisse. Le bouche-à-oreille aidant, le Plateau devient une plaque tournante des réfugiés, à tel point qu’il est aujourd’hui impossible de savoir combien y sont passés et ont été sauvés, au moins plusieurs milliers. En août 1944, le territoire est libéré, les réfugiés quittent le Plateau, les jeunes, engagés dans la résistance redeviennent des civiles ou s’engagent dans l’Armée de Libération. Dans les maisons d’enfants, certains retrouvent leurs parents ou leurs familles, les orphelins sont pris en charge par des organismes de secours, la plupart émigrent aux États-Unis. L’histoire du Chambon, comme celle de la Shoah, est restée longtemps enfouie dans leurs souvenirs. Pourtant dès la fin des années 1970, un groupe d’anciens réfugiés prend conscience de la spécificité de ce sauvetage à grande échelle, au moment où débutent en France un processus mémoriel et une plus grande connaissance du génocide des juifs. Ils se rassemblent, forment un comité pour apposer une plaque commémorative en face du Temple, le 17 juin 1979, marquant le départ de la mémoire du Chambon, impliquant les anciens réfugiés et les habitants qui découvrent, bien souvent, l’ampleur des actions, entreprises dans la clandestinité.
Lorsque les premières médailles de Justes parmi les Nations sont décernées en France, les personnalités ayant œuvré sur le Plateau sont tout naturellement parmi les premières. Au Comité français, devant les nombreuses médailles individuelles, l’idée d’une médaille collective est lancée, mais l’Institut Yad Vashem ne peut distinguer que des individus. En 1990, à titre exceptionnel, Yad Vashem décerne un diplôme en « hommage aux habitants du Chambon-sur-Lignon et des communes voisines qui se sont portés à l’aide des juifs durant l’occupation de 1940 à 1944 et les ont sauvés de la déportation et de la mort ». Le Chambon et les villages avoisinants sont ainsi les seuls en France à recevoir ce diplôme, avec Nieuwlande en Hollande et le Danemark.
Un musée pour les Justes au Chambon-sur-Lignon
Le 3 juin 2013, la commune du Chambon-sur-Lignon inaugurait un « Lieu de Mémoire » consacré aux différentes formes de résistances pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans ce village protestant dont le nom a été médiatisé par le cinéma (documentaire de Pierre Sauvage Les Armes de l’esprit, sorti en anglais et en français en 1989 ; le téléfilm La colline aux mille enfants de Jean-Louis Lorenzi en 1994), l’ouverture d’un lieu mettant en avant les actions des habitants pendant la guerre n’a pas été une évidence. La réalisation d’un tel établissement résulte à la fois de la volonté du nouveau maire élu en 2008, mais aussi de l’aboutissement d’un long processus dont le point de départ est l’apposition d’une plaque commémorative, à l’initiative d’un groupe d’anciens réfugiés.
Alors que le procès Eichmann de 1961 a contribué à donner une visibilité médiatique et favoriser la connaissance historique du génocide des juifs en Europe, l’inauguration de cette plaque rend ces événements visibles aux yeux de tous et notamment des habitants. L’inscription de la plaque rend avec beaucoup de précision la spécificité d’un territoire où « la communauté protestante de cette terre cévenole et [à] tous ceux entraînés par son exemple croyants de toutes confessions et non croyants qui pendant la guerre 1939-1945 faisant bloc contre les crimes nazis ont au péril de leur vie sous l’occupation caché protégé sauvé par milliers tous les persécutés ». Bien avant les politiques publiques en faveur de la mémoire, des témoins pendant ces années tragiques, protégés sur le Plateau, ont rendu un hommage public.
La plaque commémorative apposée en 1979 par un groupe d’anciens réfugiés sur le mur de la maison servant d’accueil
Bien plus tard, en 1990, l’Institut Yad Vashem a décerné un diplôme d’honneur pour honorer collectivement « les habitants du Chambon-sur-Lignon et des communes voisines ». Parallèlement à ces actions commémoratives, de nombreuses idées pour ouvrir un musée se sont succédé sans succès. Pourquoi tant d’années ont-elles été nécessaires pour qu’un musée retrace l’histoire de ce territoire ? Quels choix muséographiques ont prévalu dans la conception du projet et comment les visiteurs se sont-ils approprié ce lieu ?
Une difficile patrimonialisation (années 1980-2010)
Au Chambon, la plaque n’a pas débouché sur la création d’un musée, mais indéniablement, elle a favorisé témoignages et travaux historiques. En 1983, le Prix Roger E. Joseph, décerné aux villages du Plateau, est affecté à la réalisation, par la Société d’Histoire de la Montagne (SHM), d’une exposition sur Le Plateau terre d’accueil et de résistance, conçue comme « l’amorce du futur musée consacré à cette période », avec le soutien des Amis du Chambon, du Comité des Anciens Réfugiés et de l’Institut Yad Vashem. Le projet s’intègre dans l’idée plus vaste de créer un « musée éclaté » à l’échelle du Plateau, la formule ayant pour but «la sauvegarde du patrimoine de la Montagne ». Il connaît plusieurs évolutions : « en décembre 1986, un premier projet de musée a été proposé, centré sur l’accueil des juifs et intitulé « Musée de l’Espoir ».
En octobre 1988, une proposition nouvelle envisageait de centrer le musée sur l’histoire du protestantisme vellave tout en maintenant une place importante à l’accueil des juifs. En mai 1989, à la suite de certaines réticences, il a été jugé souhaitable de ne pas centrer le musée sur l’histoire du protestantisme, mais de retracer toute l’histoire du Plateau, depuis la préhistoire jusqu’aux aspects les plus contemporains… bien que siégeant au Chambon-sur-Lignon, ce musée sera un musée historique concernant tout le Plateau ». En 1997, sous l’impulsion d’élus, le projet devient Le Centre international Charles Guillon, dont l’objectif « est de s’appuyer sur les faits marquants de l’histoire récente du Plateau Vivarais-Lignon, en particulier l’accueil des réfugiés pendant la période 1939-45, pour porter un regard plus citoyen… pour un lieu propice à la réflexion et à la formation sur l’identité, la tolérance, etc. », avec toutes les associations engagées dans la défense des Droits de l’Homme. D’un musée d’histoire locale, on évolue vers un lieu de réflexion et d’éducation civique, l’histoire du Plateau étant « considérée comme une leçon d’histoire », tandis que le vocable « juif » disparaît au profit du terme générique « réfugiés ». Au même moment, la réalisation du projet est confiée à une structure intercommunale, dont la mission est le développement d’une politique culturelle et touristique, voulue par les élus des deux départements (Haute-Loire et Ardèche), avec le soutien des Régions Auvergne et Rhône-Alpes. Entre 1997, où des études de faisabilité sont réalisées, et l’an 2000 avec la signature d’une convention entre l’État et les différents partenaires financiers, on constate une évolution du contenu scientifique. D’un Centre sur l’accueil, la paix et la tolérance, on est passé à un Centre muséal Accueils et Résistances du Plateau Vivarais-Lignon. Le conseil scientifique, constitué en 1999, a sans doute contribué à l’évolution du projet vers un musée d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, déjà bien visible dans l’exposition de préfiguration. Le centre prévoyait un volet éducatif « autour des thèmes liés aux droits de l’homme, en partenariat avec des organismes nationaux et internationaux », mais en 2002, le Centre muséal échoue à fédérer les acteurs locaux, sans doute parce que les porteurs du projet ne sont plus les témoins et les acteurs de la mémoire mais l’Etat, les collectivités territoriales, les universitaires. En 2011, le projet est relancé par la commune du Chambon. Face à la disparition des témoins, mais aussi à la dispersion des archives, un consensus se fait jour sur la nécessité d’un lieu ouvert au public même si, comme pour les précédents, il suscite des oppositions.
Une muséographie épurée pour un contenu complexe
Une réflexion est engagée concernant les bâtiments pouvant être utilisés ; très vite une aile désaffectée de l’école primaire apparaît comme le lieu idéal par la symbolique de son emplacement, un lieu où plane la mémoire du directeur de l’école, Roger Darcissac, résistant engagé auprès des pasteurs, au centre du village et en face du temple avec un arrêt de car. Autant l’emplacement fait consensus, autant le nom pressenti, La maison des enfants cachés et des Justes, provoque une opposition parmi des habitants et le conseil presbytéral qui récusent le terme de « Juste ».
Ce titre est abandonné pour laisser place à un nom provisoire, Lieu de Mémoire, qui finit, faute de mieux, par désigner un établissement qui tient à la fois du mémorial, du musée et du centre d’interprétation. Une fois les locaux choisis, l’élaboration de l’exposition permanente doit tenir compte des attentes des historiens, des responsables d’associations historiques et des familles de témoins. Le conseil scientifique apporte sa pierre à l’édifice en apportant une vision plus générale, car l’idée est de proposer un parcours historique des événements de la guerre sur le Plateau, mais en les replaçant dans le contexte plus général des années de guerre en Europe. La période d’avant-guerre fait l’objet d’une salle et d’un film animé, car ces années sont indispensables pour comprendre l’engagement des habitants ; l’idée est de sortir des images véhiculées par la fiction (films, romans) où des enfants arrivent par le train et sont accueillis par des habitants.
Le lieu de mémoire du Chambon-sur-Lignon en 2019. © Aziza Gril-Mariotte
L’essor du tourisme, l’implantation des œuvres sociales chrétiennes et la diffusion des idées pacifistes montrent que le territoire est isolé géographiquement, mais politiquement et culturellement inséré dans un espace allant jusqu’à Paris, Genève et même au-delà. Pour marquer une rupture visuelle et en termes de contenus, un espace intermédiaire est pensé entre les premières salles chronologiques et les salles thématiques des années 39-45 où une frise chronologique illustrée (1933-1944) met en regard les événements nationaux et internationaux avec ceux qui se déroulent dans les villages du Plateau. L’objectif est de faire prendre conscience aux visiteurs de la spécificité de cette histoire qui s’incarne dans des personnages engagés et très tôt informés de la réalité du nazisme. Les salles suivantes proposent d’aborder les années de guerre sous l’angle des différentes formes de résistances (civile, spirituelle, armée) à l’aide de moyens de médiation variés (panneaux, animations visuelles, films). À l’exception d’une vitrine présentant la fabrication des faux papiers, ces procédés scénographiques permettent de pallier l’absence de collections. Le parcours historique est complété par une salle mémorielle où le public peut écouter des témoignages, voir le diplôme d’honneur de Yad Vashem, et la liste des habitants qui ont reçu la « Médaille de Juste parmi les Nations ».
L’appropriation du lieu par le public
Un groupe de collégiens visitant le parcours historique
Malgré la contextualisation, l’exposition permanente reste vouée à une histoire locale ; les visiteurs manifestent régulièrement leur appartenance à cette histoire, tout en dépassant l’espace géographique du Plateau. Dans un premier temps, l’ouverture et la médiatisation qui s’en est suivie ont permis à d’anciens réfugiés, enfants et adolescents pendant la guerre, de revenir au Chambon. D’autres ont appris, à cette occasion, une part méconnue de la vie de leurs parents ; c’est ainsi que Laurent Dassault, qui avait contribué au soutien d’une association de mécènes, a découvert que sa mère, Nicole Raffel, et son oncle ont passé plusieurs mois à la fin de la guerre dans la maison d’enfants Tante Soly. Cette découverte, grâce à une photo que lui a montrée une amie de sa mère, lui a donné envie de s’investir et de laisser sa trace dans le lieu, en offrant la réalisation du jardin par le paysagiste de Versailles Louis Benech, inauguré en juin 2014. Des enfants cachés pendant la guerre sont revenus avec leur famille, offrant parfois un témoignage public comme Georges Sylin (1933-2015), accueilli dans la famille de Roger Darcissac pendant toute la guerre, qui est venu raconter au public son histoire en avril 2014, en présence des descendants du couple Darcissac, permettant à sa famille, son épouse, ses enfants et petits-enfants, de connaître des détails inconnus de son enfance. Sa disparition en septembre 2015, comme d’autres témoins depuis l’ouverture du lieu, est révélateur de la nécessité de prendre la suite des témoins pour accueillir les descendants de réfugiés et de Justes.
Affiche du colloque « Les justes : un patrimoine européen » qui a eu lieu au Chambon-sur-Lignon 24 au 27 septembre 2019
Bien souvent les visiteurs restent discrets, ils se font parfois connaître après leur visite, appréciant l’anonymat, puis expriment parfois le besoin de parler. La visite du Lieu de Mémoire est souvent l’occasion d’une transmission entre grands-parents et petits-enfants qui trouvent, après la visite du parcours, les mots pour raconter leur mémoire familiale, comme cette petite fille qui a voulu toucher le nom de son aïeul dans la liste des Justes pour mieux s’approprier sa propre histoire.
Mais très vite l’identification au lieu et aux personnes a dépassé l’espace géographique du Plateau pour s’étendre à toute la France et l’Europe. On vient au Chambon car c’est le seul lieu qui parle de l’engagement des Justes. Les témoins sont âgés, plus que jamais ils souhaitent transmettre leur histoire à leur famille ; c’est ainsi que Bernard et Paulette Darty ont réuni leurs dix petits-enfants, au Chambon, le temps d’un déjeuner pour qu’ils participent (financièrement) à ce lieu et qu’ils soient les acteurs d’une histoire qui disparaitra avec eux, celle de ces milliers d’enfants juifs cachés un peu partout dans les régions rurales de France. Finalement, le nom n’a pas été nécessaire pour que ce Lieu de Mémoire soit identifié comme un espace historique et mémoriel dédié aux Justes et aux enfants cachés. Même si les enfants ne représentent qu’un tiers de l’ensemble des réfugiés sur le Plateau pendant la guerre, aujourd’hui ce sont eux qui sont encore les passeurs de cette mémoire. Aujourd’hui, Le Chambon est inséré dans les réseaux des mémoriaux de la Seconde Guerre mondiale en France, permettant ainsi d’offrir un regard plus optimiste et terriblement d’actualité sur l’engagement des hommes en faveur des réfugiés.
Aziza Gril-Mariotte
Bibliographie
Flaud, Annick, Bollon, Gérard, Paroles de réfugiés, paroles de Justes, la Montagne dans la guerre, terre d’exil, terre d’asile autour du Chambon-sur-Lignon, ed. Dolmazon, 2009.
Fayol, P., Le Chambon-sur-Lignon sous l’occupation. Les résistances locales, l’aide interalliée, l’action de Virginia Hall (O.S.S.), Paris, L’Harmattan, 1990.
Une importante bibliographie est disponible sur le site du Lieu de mémoire :
www.memoireduchambon.com/ressources-historiques/bibliographie/